Charles Fourier est illisible

 La réputation, qu'elle soit bonne ou mauvaise, peut être vu comme la somme des malentendus accumulés sur son compte. Charles Fourier jouit ainsi d'une très grande réputation : de fou littéraire pour nombre de ses contemporains, de prophète du socialisme utopique pour ses exégètes modernes.

Il faut dire que la lecture de Fourier incite aux malentendus. Il suffit de prendre n'importe quelle page de n'importe lequel de ses livres pour être immédiatement noyé sous la profusion de néologismes et de termes utilisés en contre-sens. Le discours suit une logique toute personnelle, les chapitres se compilent pêle-mêle, la numérologie tient parfois le rôle de fil conducteur... bref le texte semble hermétique ; et pour paraphraser Guitry ce n'est pas parce qu'une boite est hermétique qu'elle contient forcément quelque chose...

Alors si l'on s'arrête aux fantasmagories fouriéristes : océans changés en limonade, modification de l'axe de la Terre par l'amour universel, trompe d'éléphant qui poussera à l'Homme du futur tel un troisième bras... il est facile de classer Fourier parmi les fous littéraires aux côtés d'un Berbiguier qui combat ses farfadets à la même époque.



Mais si l'on voit le Fourier qui invente le mot Phalanstère (forgé à partir de la Phalange et du Monastère), le Fourier qui décrit les dégâts sur l'Homme et sur la Planète de la société industrielle, le Fourier qui plaide pour une sexualité libérée et libertaire. Alors Charles Fourier devient un précurseur de tous les courants socialistes qui ont fleuris au XIXe siècle.

Malheureusement, les exégètes modernes tels René Scherer et dans une moindre mesure Simone Debout, à force de plonger dans l'œuvre du maitre, ont été contaminés par son langage abscons et ses concepts forgés de toutes pièces, leur lecture n'est pas forcément plus évidente.

Charles Fourier, c'est d'abord une Philosophie de l'Histoire, c'est Sa grande idée qu'il estime à la hauteur des découvertes de Newton. Il publie son grande œuvre dans la Théorie des quatre mouvements en 1808. Fourier y définit quatre phases de l'histoire universelle (chaos ascendant, plénitude ascendante, plénitude descendante, chaos descendant), chaque phase subdivisée en une multitude de temps. L'humanité traverse actuellement le cinquième temps de la première phase : La Civilisation. Pour résumer sommairement, la révélation à l'humanité de "l'attraction passionnée" amènera l'Harmonie, phase de félicité dans laquelle se réalise l'Utopie fouriériste.

Personne ne comprend rien à cet ouvrage truffé de néologismes, de divisions et subdivisions, de considérations extravagantes... la presse passe le livre sous silence et Fourier, vexé qu'on ne reconnaisse pas en lui le Génie, ne publiera plus pendant quatorze ans. 

Il revient en 1822 avec son Traité de l'association domestique agricole, dans lequel il décrit de manière plus pratique la phase d'Harmonie, en fait, c'est la Règle (au sens monastique) de son Phalanstère.  l'Homme y est total : cultivant son potager le matin, composant des poèmes l'après-midi, artisan le soir. La vie y est très finement réglée : activité constante, diététique (qu'il nomme Gastrosophie), sexualité. Chez les fouriéristes, l'union est libre, chaque préférence lubrique acceptée, mais passion taxonomique du moment, chaque goût sexuel est classé, subdivisé, organisé... Fourier définit ainsi soixante-seize types de cocuage...

Fourier, c'est aussi une des premières critiques de la révolution industrielle qui se déroule sous ses yeux. 

C'est un sujet qu'il approfondit notamment dans le Nouveau monde industriel en 1829. Ainsi, pour Fourier, en Civilisation, on meurt de "faim pressante", quand on n'a rien à magner du tout, de "faim spéculative" en s'intoxiquant par l'ingestion de produits frelatés, toxiques, chimiques, conçus malhonnêtement par les marchands pour obtenir le plus grand bénéfice sur un aliment, un vin, avec le moins de frais possibles ; enfin, on meurt de "faim imminente" par les excès de travail ou de fatigue à l'origine de fièvres, maladies, accidents de santé ou infirmités. Et tout cela à cause du "despotisme de l'argent". En Harmonie, les plus humbles mangeront des aliments sains autant que leur appétit leur permettra.

La mauvaise qualité de la nourriture suscite chez Fourier un souci écologique : la Civilisation provoque la "détérioration matérielle de la planète" (excès climatiques ! inversion des saisons ! fin des forêts ! ouragans !), l'Harmonie rétablira l'équilibre de tous les constituants de la Nature. L'Ecologie est une question totalement inédite dans la philosophie de l'époque et le constat de Fourier a 200 ans d'avance !

L'ensemble de l'œuvre témoigne également de son Féminisme de la première heure : Fourier écrit de très belles pages sur les femmes et leur destin brisé par le pouvoir des hommes dans un monde où règnent la misogynie et la phallocratie. Il propose ainsi de faire de l'émancipation des femmes un levier pour l'émancipation de l'humanité entière : "L'extension des privilèges des femmes est le principe général de tous progrès sociaux". Il n'est pas alors étonnant de trouver parmi ses premiers fidèles de nombreuses femmes, ses nièces, Clarisse Vigoureux, Flora Tristan...

Fourier passera sa vie à essayer de trouver des mécènes pour financer les premières Phalanstères, mais il mourra dans la pauvreté en 1837 après avoir publié son dernier livre, La Fausse industrie.

L'idée du Phalanstère lui survivra et sera reprise par les mouvements anarchistes du XIXᵉ siècle, donnant lieu à plusieurs tentatives dont les ZAD actuelles sont les lointaines descendantes. Mais nous attendons encore l'avènement de l'Harmonie, la "désinfection et parfum des mers par le fluide boréal"et la pousse de notre "archibras".

Retrouver notre catalogue consacré à Charles Fourier



ref: Michel Onfray, Contre-Histoire de la philosophie, vol. 5 p.215-269


L'origine du mot Surréalisme


 À l'occasion du centenaire de la publication du Manifeste du Surréalisme d'André Breton et de la sortie du catalogue que nous consacrons aux auteurs surréalistes (Accès au catalogue), revenons sur ce mot qui est maintenant passé dans le langage courant : Surréaliste.

Si André Breton est le pape du courant surréaliste, c'est Apollinaire qui forge le mot en 1917.

Le substantif « surréalisme » apparaît pour la première fois en mars 1917 dans une lettre d'Apollinaire à Paul Dermée : 

" Tout bien examiné, je crois en effet qu'il vaut mieux adopter surréalisme que surnaturalisme que j'avais d'abord employé. Le mot “surréalisme” n'existe pas encore dans les dictionnaires, et il sera plus commode à manier que surnaturalisme déjà employé par MM. les Philosophes."

Le poète hésite alors entre "drame surréaliste" et "drame surnaturaliste" pour qualifier les Mamelles de Tiresias alors sur sa table de travail. Craignant la confusion entre "surnaturel" et "surnaturaliste", il tranche pour "surréaliste".

Le mot s'essaie encore lors de la création de Parade en mai 1917. Ce spectacle sous-titré "ballet réaliste" est écrit par Jean Cocteau, sur une musique d'Erik Satie, chorégraphié par Léonide Massine et scénographié par Pablo Picasso. 

Apollinaire, dans la note du programme qu'il rédige pour la troupe, qualifie alors ce spectacle de 

« sur-réaliste ». Le mot est composé, mais un tiret s'intercale encore.

C'est finalement dans la préface des Mamelles de Tirésias, pièce dont le livret ne sera publié qu'en 1918, qu'Apollinaire fait imprimer pour la première fois le mot "Surréaliste" dans sa forme définitive. 

La représentation de la pièce, créée le 24 juin 1917, déclencha une véritable « bataille d'Hernani » lors de sa première.

L'histoire met en scène Thérèse, qui réalise une transition de genre pour gagner du pouvoir parmi les hommes. L'auteur s'est inspiré du mythe du devin aveugle de Thèbes, Tirésias, tout en lui appliquant des thématiques modernes et provocatrices : le féminisme et l'antimilitarisme.

Apollinaire explique son néologisme dans la préface : 

"Pour caractériser mon drame, je me suis servi d'un néologisme qu'on me pardonnera car cela m'arrive rarement et j'ai forgé l'adjectif surréaliste qui ne signifie pas du tout symbolique [...]"

Le mot sera victime de sa popularité, et on n'hésite désormais plus à qualifier de surréaliste le premier fait un peu bizarre ou inhabituel. Assez loin de la volonté d'Apollinaire et de la catégorisation assez précise que définira André Breton dans son Manifeste en 1924 . 



La Théorie quantitative de la monnaie ou l'inflation expliquée à la BCE

 Fin septembre la BCE (Banque centrale européenne) annonçait qu'elle allait faire appel à l'intelligence artificielle pour comprendre les origines de l'inflation et utiliser les réseaux neuronaux en silicium pour mieux communiquer avec les citoyens européens et rendre son discours "plus facile à comprendre pour le public".

Tampon ancien retrouvé sur un livre des années 1920

Plongés que nous sommes dans l'histoire des sciences et des idées, nous ne pourrions que conseiller à la BCE de lire quelques uns de nos livres, qui dans un langage tout à fait compréhensible par des neurones biologiques, permettent d'appréhender comment l'inflation fonctionne.

L'inflation fut un problème qui préoccupa les sociétés de tous temps. Les temps modernes se souviendront notamment de la crise inflationniste du seizième siècle : entre 1500 et 1600 la hausse des prix fut de 400%.

Elle fut à l'origine d'un débat intellectuel, animé notamment par Bodin, pour comprendre "l'extrême cherté des choses". Nous savons maintenant que cette crise était due à l'abondance d'or et d'argent en provenance des colonies américaines. L'Eldorado américain avait fait gonfler le prix du pain européen.

Discours sur les causes de l'extrême cherté, 1574
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On retrouve en fait déjà dans les textes de  Malestroit , Bodin , du Haillan tous les termes de la Théorie quantitative de la monnaie telle qu'elle sera formalisée en 1910 par Fisher (MV=PY) qui met en relation le niveau des prix avec la quantité d'argent échangée et la production de ressources.


Première édition en français de la formalisation de la Théorie quantitative de la monnaie par Irving Fisher
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Conséquence pratique de cette théorie, plus la masse monétaire globale augmente, en décorrélation de la production de biens, plus la valeur intrinsèque de cette monnaie baisse.

Fort de ces informations, je soumet donc à la sagacité de vos neurones biologiques les trois courbes suivantes : 



Evolution de la masse monétaire de l'OCDE



Evolution du PIB de l'OCDE



INSEE : indice des prix à la consommation 2000-2021


Quelles conclusions en tirez-vous ? 

S.V.

Cours de méthode scientifique avec Urbain Le Verrier

 Comment fonctionne la Science ? On peut sans doute résumer l'acquisition des connaissances scientifiques par un constant aller-retour entre l'hypothèse et l'observation du réel.

Une observation discordante amène le scientifique à revoir son hypothèse première pour en reformuler une seconde et observer sa concordance avec le réel. Inversement une hypothèse discordante avec l'observation peut amener le scientifique à réviser son observation du réel.

Si hypothèses et observations du réel se superposent on parle alors de connaissance.

Cela définit ainsi les deux outils méthodologiques dont dispose le scientifique (tels que les décrit très bien Etienne Klein dans ses interventions) : 

L'approche législative, qui consiste à changer la loi (l'hypothèse, l'équation...) pour coller à l'observation

L'approche ontologique, qui consiste à mieux observer pour coller à l'hypothèse.

La carrière d'Urbain Le Verrier (1811-1877) permet de très bien illustrer ces deux approches. Mathématicien français, astronome et spécialiste de mécanique céleste, il reste célèbre pour avoir découvert par la force du calcul l'existence de Neptune.



La planète Uranus, découverte par William Herschel en 1781, présentait en effet des irrégularités par rapport à l'orbite qu'elle aurait dû avoir suivant la loi de la gravitation universelle d'Isaac Newton. Le Verrier postule que ces irrégularités peuvent être provoquées par une autre planète, encore jamais observée. Solution ontologique devant une discordance entre hypothèse et observation !

Encouragé par François Arago, Le Verrier se lance en 1844 dans le calcul des caractéristiques de cette nouvelle planète (masse, orbite, position), dont il communiquera les résultats à l'Académie des Sciences le 31 août 1846.

Johann Galle, observa le nouvel astre le jour même où il reçut sa position à 5 degrés près par un courrier de Le Verrier. 

Concordance entre réel et hypothèse : Neptune devient la 8ème planète du système solaire. 

Mercure est une autre planète dont les légères perturbations de l'orbite  ne collaient pas aux équations newtoniennes. Le décalage des périhélies de Mercure  (43 secondes d'arc par siècle !) posera en effet des problèmes aux astronomes pendant tous le XIXème siècle. 

Le Verrier disposant d'un bon marteau méthodologique voulut renouveler l'exploit de Neptune. Armé de sa plume il émit l'hypothèse d'une petite planète plus proche encore du Soleil que Mercure, et qui venait perturber la trajectoire de celle-ci. On lui trouva un nom : Vulcain.

Le Verrier tança tous les astronomes de son temps pour qu'ils recherchent cette fameuse planète manquante, mais personne ne confirma l'hypothèse du mathématicien. 

La solution vint bien plus tard, par la révolution législative que fut la Relativité générale. En effet les équations d'Einstein viennent bouleverser l'équilibre Newtonien du système solaire et en 1915 Einstein démontre par le calcul que l'hypothèse Vulcain n'est plus nécessaire. Les équations sont dorénavant en accord avec le réel : solution législative.


Aujourd'hui les astronomes sont confrontés à un autre gigantesque conflit entre équations  et observations cosmologiques. En effet si nous conservons les lois actuelles de la gravitation il manquerait beaucoup de matière à l'Univers observable pour expliquer son comportement (mais vraiment beaucoup !). On est très loin des 43" par siècle de Mercure, il nous manque 95% de l'Univers !

Certains penchant pour la solution ontologique, l'hypothèse "Neptune", explique ceci par l'existence d'une matière et d'une énergie noire dont nous ne connaissons rien si ce n'est son effet observable sur la matière "traditionnelle". D'autres travaillent sur une révolution législative...

Qui résoudra cette discordance entre observation et équation ? La découverte de la nature de la matière noire ou l'élaboration d'un nouveau système d'équation ? 


L'Ile mystérieuse d'Ernest Legouvé (Partie I)

Dans son excellent livre "Tour du Monde des Terres françaises oubliées" (editions du Trésor, 2014) Bruno Fuligni raconte : 

" au faîte de sa gloire éphémère, [Ernest Legouvé] a inspiré à un armateur éperdu d'admiration l'idée de donner son nom à un solide vaisseau d'acier; et c'est le capitaine de ce navire qui, en 1902, très à l'est de la Nouvelle-Zélande, très loin au sud de la Polynésie, dans une portion du Pacifique Sud tout particulièrement dépourvue de terres fermes, signalera un mystérieux rocher auquel s'attachera le souvenir de son embarcation. [...] Cette découverte, hélas, s'est révélées aussi incertaine, traitresse et labile que la notoriété du grand homme de lettres: à peine reportée sur les cartes martines, par 35°12' de latitude Sud et 150°35' de longitude Ouest, le récif Ernest-Legouvé disparait de l'horizon."

"La disparition d'Ernest-Legouvé a ceci de troublant, et pour tout dire d'agaçant, que les coordonnées géogaphiques du récif coïncident à peu près avec celles de Tabor, l'ultime refuge du capitaine Nemo dans L'Ile mystérieuse. Or, Ernest Légouvé connaissait et appréciait Jules Verne, qu'il encouragea dans ses tentatives pour entrer à l'Académie française. De sorte qu'on en viendrait volontiers à se demander si, avec la complicitié d'un armateur et d'un capitaine, les géographes n'ont pas été tout simplement victimes d'un canular littéraire pour le moins magistral..."

Histoire fascinante, mystère irrésolu, et énigme pour bibliophile, voilà qui mérite que l'on s'attarde un peu sur la question du récif Ernest-Legouvé.

D'abord, quelle est cet armateur si "éperdu d'admiration" pour Ernest Legouvé qu'il donna le nom de l'académicien à un de ses bateaux ? Il est curieux que son nom ne soit mentionné nulle part quand on raconte l'histoire de ce récif.

Le Ernest Légouvé est un voilier Cap-Hornier, fier trois mats de 3000 tonneaux qui fut armé à Nantes sur les Chantiers de la Loire en février 1901. Fleuron de la marine marchande les voiliers Cap-Hornier étaient destinés au transport de marchandises entre l'Europe et le Pacifique. Ils passaient régulièrement les trois caps du Sud : Le Cap Horn, Le Cap de Bonne espérance et le Cap Leeuwin.



Sa coque est en acier, sa longueur de 84m pour 12,21m de large emportant un équipage de 24 personnes. L'armateur est la société NCG Nantes, NCG pour Norbert et Claude Guillon.

Il fit 10 voyages pour cette compagnie puis fut ensuite vendu en 1913 à la Société Nouvelle d'Armement en vue de servir l'armée française pendant la première guerre mondiale. Il fut torpillé en avril 1917 près de l'ile Wight dans la Manche par le sous-marin allemand UB32.

La famille Guillon est une des plus grande famille d'armateur de Nantes, si les vernistes connaissent ce nom c'est parce que la soeur benjamine de Jules Verne, Marie-Sophie Verne épouse en 1861 Léon Guillon lui aussi armateur. Leurs deux fils Norbert et Claude Guillon(-Verne), n'échappent pas à la destinée familliale et fondent leur société d'armateurs en 1901.

Ainsi les armateurs "éperdus d'admiration" pour Ernest Légouvé ne sont autres que les neveux de Jules Verne...

(A suivre)