Comme le regrette Luc Perino
dans son livre « Patients zéro : Histoires inversées de la
médecine » (La Découverte,
2020), livre dont nous conseillons la lecture à tous ceux que l’histoire de la
médecine intéresse, ce sont les noms des médecins que retient systématiquement
l’Histoire et jamais le nom des patients qui ont permis leurs découvertes.
Ainsi connait-on les maladies d’Alzheimer, de Parkinson, les syndromes de
Dupuytren ou Guillain-Barré, les boules de Bichat ou l’aire de Broca.
Si
le patient était au centre de l’histoire de la médecine comme le souhaite
Perino nous aurions appelé l’aire de Broca (dont nous avons vu la semaine
dernière que Descartes en était fort bien doté), l’aire de Leborgne. Louis
Victor Leborgne est en effet le nom du patient qui a permis à Paul Broca
d’identifier en 1861 une zone particulière du cerveau responsable du langage.
Leborgne
est hospitalisé à Bicêtre dès 1840, son nom est rapidement oublié des soignants
et il prend le surnom de Mr Tan-Tan, il est en effet incapable de s’exprimer
intelligiblement et répond à tout par la monosyllabe « Tan ».
— Comment vous
appelez-vous ?
— Tan Tan.
— Où habitez-vous ?
— Tan Tan.
— Vous avez bien mangé ce
midi ?
— Tan Tan !!
Tan-Tan
semble comprendre ce qu’on lui dit, contrairement aux déficients mentaux avec
lesquels il est enfermé, il varie les intonations, essaie de s’appliquer, mais
« Tan » sera le seul son qu’il sera capable d’émettre pendant plus de
vingt ans.
Probablement
à cause des conditions d’hygiène déplorables qui régnaient alors dans les
hôpitaux, Tan-Tan développe une gangrène. Il est amené à Paul Broca qui ne
s’intéresse pas encore au cerveau mais essaie de soigner les gangrènes. Rien
n’y fait, Tan-Tan meurt le 17 avril 1861.
Le
lendemain Broca procède à l’autopsie et découvre dans le cerveau du pauvre
Tan-Tan une lésion syphilitique du lobe temporal gauche (3eme circonvolution au
fond du couloir), et en conclut qu’il tient là le siège de la parole. Il
communique l’après-midi même sa découverte à la Société d’anthropologie :
https://www.livresanciens.com/index.php?livre=2061
C’est ainsi que l’on sait
désormais qu’une atteinte de « l’aire de Broca », soit lors d’un Avc
ou le développement d’une tumeur, entraine une Aphasie.
Aphasie, Ataxie, Agnosie…La
neurologie s’est très longtemps nourri de tels cas cliniques pour comprendre le
fonctionnement du cerveau. Nous avons désormais des Pet-scan qui permettent de
suivre en temps réels (et sur des sujets vivants) l’activité de nos neurones.
Mais auparavant c’est par l’étude de patients ayant perdu une fonction
cognitive ou motrice que nous avons pu cartographier les aires fonctionnelles
du cerveau.
Oliver Sacks, à qui j’emprunte
le titre de ce billet, a décrit quelques-uns de ces « cas »
extraordinaires dans son livre « L’Homme qui prenait sa femme pour un
chapeau » (Seuil, 1985). Le cas clinique qui a donné le titre du livre est
celui du Docteur P., professeur de musique qui était atteint d’une forme
particulière d’Agnosie visuelle. Incapable de reconnaitre un visage en tant que
tel, il disait parfois bonjour à des poignées de meubles... et ne reconnaissait
sa femme que si elle parlait. Oliver Sacks raconte notamment cette anecdote,
arrivé à la fin d’une consultation :
« Il semblait aussi avoir décidé
que l’examen était terminé, et commençait à chercher son chapeau. Il leva la
main et attrapa la tête de sa femme, essayant de la soulever pour se la mettre
sur la tête. Il avait apparemment pris la tête de sa femme pour un chapeau !
Sa femme le regarda comme si elle en avait l’habitude…».
Au-delà des anecdotes et des progrès
scientifiques que permettent l’étude de ces patients, ils nous questionnent
aussi sur notre propre perception du réel et comment ce que nous pensons être la
réalité est une représentation particulière de notre cerveau.
Il faut alors se raccrocher au
Cogito,ergo sum de Descartes, car qui vous dit que vous n’avez pas envoyé un
bonjour à une poignée de porte ce matin ?